El Asno Roñoso de la Cola Cortada / Mangy Ass with the lopped-off tail

LE GRAND VIDE DE JOSEPH SCHUMPETER. Brève histoire de la pensée économique en Islam. Omar OKALAY Ed. Wallada 1991.

Omar OKALAY entreprend dans cet essai de corriger une terrible erreur. Lecteur avisé, il a parcouru l’encyclopédique « Histoire de l’analyse économique », 1500 pages de Joseph SCHUMPETER, qui retracent la pensée économique depuis l’Antiquité grecque jusqu’au 20e siècle. A son grand étonnement, il découvre que la pensée économique sombre, entre Tacite - 2e siècle après JC – et Saint Thomas d’Aquin – 13e siècle – dans le vortex.

« Il y a un gène culturel qui bloque l’intelligence dès qu’il s’agit de l’Islam ».

Et l’auteur de partir de trois romans légendaires, mondialement connus, lus et relus par des générations successives, pour en extraire des clés d’analyse des mécanismes économiques, là où l’individu moyen, en Europe pour ce que j’en sais, aura surtout retenu un génie bleu sortant d’une lampe à huile dans un nuage de fumée. Sinbad le Marin, Aladin, les Milles et Une Nuits donnent à étudier les comportements dans l’environnement économique des les «self-made men» de l’Islam.

Trois chapitres captivants examinent les valeurs marchandes du monde musulman et les raisonnements économiques qui transparaissent dans ces récits. Pendant le 2e siècle de l’Hégire, en Europe subsistent à grand peine quelques commerçants dans des villes atrophiées. Omar OKALAY reconstruit à la lecture de Sindbad l’émergence d’une classe de marchands mus par leur libre arbitre, éclairés par une analyse du risque moderne et la connaissance des canaux de circulation des richesses. Deux siècles plus tard, c’est dans une société morcelée que prend place le récit d’Aladin. OKALAY dévoile le projet d’un développement conjoint du capitalisme et de la démocratie. Il trouve dans ce roman le projet de société du rêve marchand, proche du pouvoir pour lequel il aspire à la stabilité, mais défenseur du peuple dont le confort matériel est sa principale source de revenu. Dans les contes des Milles et Une Nuits, la classe marchande s’est stabilisée et se reproduit. A la veille de la prise de Bagdad, le système de traite et de crédit s’est banalisé, les risques financiers sont séparés des risques physiques. Le marchand, désormais fils de marchand, réside là où ses capitaux sont en sécurité - là où le pouvoir ordonne une société propice à son enrichissement.

La civilisation musulmane donne, bien avant l’Occident, l’exemple d’un esprit entrepreneurial qui survit à toutes les vicissitudes. AKALAY fait le lien entre ce substrat culturel et la pensée économique qui fut formulée et théorisée aux mêmes époques.

L’œuvre d’IBN AL-MUQAFFA défend les mêmes valeurs que Sinbad, celles de l’Islam naissant et triomphant du 2e siècle de l’Hégire. Son livre Kalila et Dimna propose une conception nouvelle de l’homme, fondamentalement optimiste et qui s’oppose à l’expiation perpétuelle que vivent les Chrétiens. Adam, absous, est libre de rechercher le bonheur, qui doit être spirituel et matériel. Culture et commerce, science et richesse sont étroitement imbriqués, et font appel à l’esprit d’initiative, le repli culturel comme l’avarice sont honnis.. Au-delà des « capitalistes », IBN AL-MUQAFFA tente de prévenir l’étouffement des paysans en montrant l’utilité d’une réforme fiscale visant la mise en œuvre d’un système transparent, au service de l’activité économique. Ses conseils sont adressés dans la Risala au calife Abu Djafar AL-MANSUR et l’auteur disparaîtra peu après sa parution. Il laisse un témoignage de l’esprit qui anime la promotion de l’individualisme à Damas, alors qu’en ce 8e siècle de l’ère chrétienne, l’Europe connaît le « grand vide » dont parle SCHUMPETER.

Vers l’an Mil, l’Europe a vu depuis cinq siècles ses structures politiques se dissoudre, ses villes se vider, mais connaît un accroissement progressif de sa population et son agriculture amorce un saut quantitatif salutaire. Ce sont les fondements de son renouveau, tandis que la civilisation musulmane à son apogée, fille du commerce et de la culture, est pressée par le pouvoir et la rue. L’œuvre de MISKAWAYH s’inscrit dans la recherche d’un second souffle, mais les freins au développement scientifique et culturel, puis le recul démographique qui s’amorce au 5e siècle de l’Hégire, sont les signes avant coureurs du déclin. La crainte malthusienne des surplus démographiques, en particulier dans les villes, est déjà d’actualité. A cette vision pessimiste des élites s’ajoute les oraisons des soufis qui prônent l’abstinence sexuelle. Bientôt, les vitrines de la civilisation urbaine musulmane se videront à leur tour.

Avant d’aborder les conclusions de l’ouvrage sur le renouvellement des civilisations, l’œuvre d’IBN-RUSHD est l’occasion d’aborder quelques fondements théologiques de la finance, qui anticipent, là encore, les analyses des économistes du 19e siècle. Les règles religieuses sont en effet interprétées en vue d’encadrer les pratiques marchandes. De la sorte, la théologie moralise la vie économique, tout en favorisant l’efficience des marchés, en régulant les taux d’intérêt et en limitant l’aléa moral. Elle créé ainsi, en instaurant des règles éthiques partagées par tous, les conditions de la confiance indispensable à l’accroissement des échanges au moyen des chèques et des lettres de change. Le crédit est limité pour contenir l’inflation, déjà alimentée par l’abondance d’or, qui creuse les inégalités entre riches et pauvres. C’est l’inverse de l’Europe dans laquelle la pénurie de capitaux rend indispensable le développement du crédit. Si pertinente soit-elle, l’analyse d’IBN-RUSHD n’est pas reprise et enrichie par les générations qui lui succèdent. La circulation des idées ralentit parallèlement à la transmission des richesses matérielles. Comme les activités intellectuelles et économiques reculent, le monde musulman cède progressivement la place à la civilisation occidentale.

De ce rapide survol, Omar OKALAY retient trois enseignements principaux. Au premier chef, le rôle que tient la démographie dans la décadence des civilisations. Dans un parallèle avec la décadence de la civilisation gréco-romaine, il souligne à nouveau le recul démographique qui accompagne le repli culturel et le retour aux pratiques pastorales, en remplacement de l’esprit d’entreprise qui guidait tant la science que l’économie. En second lieu, c’est l’éducation qui est mobilisée au service du projet de renaissance. Le Prophète encouragea la création d’école et la diffusion de l’apprentissage des langues à Médine, elles se multiplient à partir de l’an mil en Europe, comme la vie urbaine qui frémit à nouveau. C’est là qu’OKALAY se tourne vers l’avenir, faisant état de l’optimisme qu’il voudrait voir partagé par ses compatriotes. « L’Europe comprenait 10% d’alphabétisés au 5e siècle et il lui a fallu douze siècles pour passer de 10% à 25%. Le Maroc a mis trente ans pour parcourir le même chemin. » En 1991, nombreux sont ceux qui croient que l’instruction retrouve sa place. Moins nombreux peut-être que ceux qui aujourd’hui fustigent l’échec en la matière. Rappelons qu’en 2009, 43% des Marocains de plus de 10 ans sont analphabètes, un niveau identique à celui du Liberia. Quant à l’esprit d’entreprise que loue l’auteur, on lui opposera la volonté farouche des détenteurs de pouvoir, qu’il soit économique ou politique, de préserver et consolider leur situation, pour eux et leurs descendants, plutôt que d’entrer dans une ère de changement qui pourrait les fragiliser. Ainsi l’innovation, moteur de croissance, est-elle bridée, comme l’indispensable évolution des structures organisationnelles, dans l’administration publique comme dans la sphère privée.

Revenons aux conclusions de l’auteur. L’une d’elle est remarquable : (pour le pire ou pour le meilleur ndlr) « le modèle économique qui nous régit n’a pas été importé. (…) L’économie de marché, l’économie d’entrepreneurs, fait partie de notre fonds culturel, de notre génie propre. » Elle se développe avec la science et la culture, dans un contexte juridique et politique qui lui est favorable, lui-même organisé conformément aux valeurs religieuses. Dieu, la Patrie, le Roi. Voilà l’ultime appel lancé par Omar OKALAY. Devant la violence des changements amenés à s’opérer, il voit dans la trilogie un pilier, le repère indispensable pour conduire les évolutions nécessaires et nécessairement progressives.

La lecture de cet essai invite à porter un regard nouveau à la fois sur la science économique et sur la culture arabo-musulmane. Chacune des idées avancées mérite une analyse poussée. Si éclairantes soient-elles, leur survol est trop rapide pour permettre au profane une lecture critique de l’analyse proposée. Son apport est de compiler des clés d’analyse économique formulées par des auteurs arabes entre le 8e et le 13e siècle, qui seront redéveloppées par les Classiques et les Néoclassiques français et anglais à partir du 19e siècle seulement. Cet héritage des économistes musulmans reste méconnu, pourtant il continue d’irriguer les canaux de circulation des richesses dans le monde globalisé. Pour la connaissance, pour l’identité arabe, ou pour contribuer à construire un projet marocain, ces œuvres devraient être diffusées, reprises et critiquées.

Auteur: Nicola Laurent
Source: e-joussour.net, Portail de la Societé Civile Maghreb. http://www.e-joussour.net/ar/node/2542

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